Le Centre national des Arts du Canada a vu le jour dans la foulée du vaste élan de fierté et d'optimisme engendré par les célébrations du centenaire du Canada qui avaient galvanisé le pays en 1967. Malheureusement, les travaux de construction ayant pris du retard, le CNA n'ouvrit ses portes que le 2 juin 1969, soit deux ans après l'année du centenaire. Il symbolisait les aspirations des grandes figures artistiques canadiennes de l'époque dont plusieurs telles que Ludmilla Chiareff, Celia Franca, Jean Gascon, Louis Applebaum, Nicolas Goldschmidt, John Hirsch et Herman Geiger Torel, furent les fondateurs de nos compagnies artistiques et festivals les plus en vue. Ensemble, ces personnalités du monde artistique ont conseillé les promoteurs du projet du CNA, tant sur le plan de l'architecture que sur la vocation future du Centre. Malgré leurs intérêts différents, ils étaient tous fermement convaincus qu'ils participaient à la création d'un symbole important pour le Canada.
Mais surtout, le CNA a bénéficié du leadership d'un homme cultivé, visionnaire et haut placé, en la personne de G. Hamilton Southam, ancien diplomate et résidant Ottawa, et a profité de son amitié personnelle avec le défenseur principal du projet, Lester B. Pearson, qui était à l'époque le premier ministre du Canada. Pearson souhaitait marquer de façon spéciale le centenaire du pays dans la capitale du Canada et il arrêta son choix sur la création d’un centre national des arts de la scène. À partir de la modeste proposition formulée par des citoyens de la région demandant la construction d'une bonne salle de concert à Ottawa, Southam échafauda le projet de bâtir un magnifique édifice qui abriterait un établissement national consacré aux arts. Aujourd’hui comme à ses débuts, cet organisme a pour mission de produire et de présenter de la musique, de l'opéra, du théâtre et de la danse, mais c'est également un établissement bilingue destiné à refléter la dualité linguistique canadienne – le premier et toujours le seul centre des arts de la scène au monde à se voir remettre un mandat aussi complexe.
Tout au long des travaux de construction qui durèrent presque sept ans, le premier ministre du gouvernement minoritaire défendit le projet au Parlement et fit en sorte que les fonds soient disponibles pour la poursuite du projet, tandis que Southam dirigeait personnellement les opérations et s'assurait que la conception et la construction de l'édifice soient de toute première qualité. Grâce à ses superbes installations et à la grande compétence des équipes de plateau qui furent engagées dès le départ, le CNA est devenu une destination de choix pour les grands interprètes du monde entier. Ses quatre espaces scéniques principaux, à savoir l'Opéra (rebaptisé depuis salle Southam), le Théâtre, la salle expérimentale plus petite du Studio et l'espace intime de la Quatrième Salle étaient à la fine pointe de la technologie du théâtre et figurent encore aujourd'hui, plus de 40 ans plus tard, parmi les meilleures salles de spectacle du Canada. Ces salles n'ont pas seulement fait place au « grand art », c'est-à-dire à l’opéra, au ballet et au concert symphonique, elles ont présenté aussi un large éventail de vedettes populaires et d'artistes de variétés canadiens et internationaux – d'Yves Montand à Ginette Reno, de Barbra Streisand à Gordon Lightfoot, en passant par Neil Young et Bare Naked Ladies, ainsi que des grands spectacles de comédie musicale en tournée.
Hamilton Southam ne se contenta pas d'être le guide qui mena à bien le projet de construction, il fut aussi le premier directeur général du CNA. Sous sa gouverne, le CNA a bourdonné d'activités tout au long de sa première décennie d'existence. Sa première et peut-être sa plus belle création fut l'Orchestre du Centre national des Arts, une formation de chambre de 45 musiciens ainsi constituée pour éviter de concurrencer les grands orchestres symphoniques établis dans les autres régions du Canada. Le cabinet fédéral approuva la création de cet orchestre dont la spécificité était d'être mobile et léger, afin de pouvoir présenter des tournées partout au Canada, y compris dans les régions les plus éloignées. L'Orchestre se mit d’ailleurs immédiatement à la tâche.
La création de l'Orchestre fut le résultat d'une opération singulière qui fut menée en moins d’un an. Jean-Marie Beaudet, un cadre de CBC/Radio-Canada, détaché afin de collaborer au projet du CNA et qui devint plus tard son premier directeur musical, dirigeait une équipe qui avait pour tâche de faire passer des auditions à des musiciens canadiens dans toutes les régions du pays, ainsi qu’à des musiciens canadiens qui avaient dû s’exiler à l'étranger, étant donné que le travail dans leur domaine était plutôt rare au Canada à cette époque. Il recruta Mario Bernardi, le premier chef de l'Orchestre, un Canadien qui avait reçu sa formation en Europe, au Sadlers Wells Opera de Londres et il engagea le premier violon solo Walter Prystawski à Berne, en Suisse. Lorsque l'Orchestre se réunit à Ottawa, en été 1969 pour préparer sa première série de concerts qui devait débuter en automne, la grande majorité des musiciens étaient canadiens. Quand Beaudet tomba malade et mourut peu de temps après l'inauguration du Centre, Mario Bernardi prit la relève, assumant à la fois les fonctions de chef d'orchestre et celles de directeur musical.
Au CNA, le théâtre n'était pas en reste, même si un projet initial visant à installer à Ottawa les quartiers d'hiver de la compagnie de théâtre du Festival de Stratford tourna court. Au départ, les spectacles de théâtre offerts par diverses compagnies de toutes les régions du pays s'ajoutaient aux productions internes. Vers la fin des années 1970, et malgré des débuts difficiles, les premières tentatives de création d'une compagnie permanente virent le jour à l’initiative de Jean Roberts, directrice du Théâtre, et de Jean Herbiet, le directeur associé du Théâtre français.
De grandes compagnies de danse classique et moderne, canadiennes et internationales, prenaient régulièrement l'affiche au CNA, mais c'est avec l'opéra que le Centre connut le plus grand succès et se fit une renommée internationale sous le mandat de Southam. La création d'un festival d'été dans la capitale avait toujours fait partie intégrante du projet du CNA et grâce à la présence de Mario Bernardi, un chef d'orchestre habitué à diriger des opéras, les nouvelles productions d'opéra du CNA devinrent le fleuron d'un festival de musique d'été qui attirait les mélomanes, les critiques et les grands artistes du Canada et de l'étranger. Malheureusement, les coûts de production de ce festival s'avérèrent prohibitifs. Au moment où Southam quitta le Centre national des Arts en 1977, les nuages commençaient déjà à s'accumuler et l’ère des largesses gouvernementales que l'on avait connue dans les années 1960 et au début des années 1970 céda la place à une période d’austérité à Ottawa, tandis qu'une inflation galopante grugeait le budget national. Des compressions budgétaires se profilaient à l'horizon.
Donald MacSween, avocat montréalais parfaitement bilingue, ancien directeur de l'École nationale de théâtre, hérita de cette situation lorsqu’il fut nommé directeur du CNA, deuxième en titre, entré en fonctions le 1er avril 1977. Son rêve était de créer une compagnie permanente de théâtre français et anglais, sur le modèle de l'Orchestre en résidence au CNA. Au départ, le gouvernement libéral de l'époque, dirigé désormais par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau, s'efforça de l'appuyer de son mieux. Il engagea Jean Gascon, le grand comédien et metteur en scène de théâtre canadien-français, comme directeur du Théâtre et trouva au départ l'argent nécessaire en puisant dans les fonds spéciaux utilisés par le cabinet fédéral pour lutter à la fois contre le chômage et le séparatisme au pays. Malgré l'absence de financement permanent pour le théâtre, contrairement à ce qui s’était passé pour la création de l'Orchestre, cette période donna néanmoins un élan formidable au théâtre dans toutes les régions du pays et en particulier au Québec, tandis que le CNA joua un rôle clé dans des projets tels que la création de PACT, l’Association professionnelle des théâtres canadiens, et contribua à encourager de manière générale la création de théâtres partout au pays. À cette époque, le jeune et précoce metteur en scène de théâtre québécois André Brassard, qui avait monté la plupart des pièces de Michel Tremblay, prit les rênes du Théâtre français du CNA et attira pendant son mandat de directeur les plus grands auditoires de l'histoire du CNA au Théâtre français. Ce record d'affluence n'a jamais été battu depuis. Pendant une brève période, les compagnies de théâtre du CNA ont présenté des tournées dans tout le pays et dans les deux langues officielles. Cependant, l'absence de fonds rendit impossible de la mission de MacSween et la création d'une compagnie de théâtre en résidence ne deviendra réalité que 25 ans plus tard.
L'étape suivante, que l'on a souvent appelée « les années noires du CNA », a été marquée par le désarroi et l’instabilité, en raison de la diminution du financement provenant du gouvernement fédéral, dont le Centre était tributaire. Après une succession de chefs intérimaires, les commandes du CNA ont été confiées à un nouveau directeur, Yvon DesRochers, et à un nouveau président, l'homme d'affaires Robert Landry, qui avait ses entrées au gouvernement conservateur alors au pouvoir à Ottawa. Travaillant en équipe, ils imaginèrent une nouvelle formule pour sauver le centre des arts de la scène. Constatant que l'univers de la télévision était en pleine expansion et que l'on prévoyait pour bientôt l'accès à une centaine de chaînes nouvelles, ils pensaient que la solution se trouvait dans ce média électronique. Le concept visionnaire de DesRochers consistant à diffuser les arts par l’intermédiaire de la télévision à haute définition (TVHD) (technologie utilisée couramment de nos jours par le Metropolitan Opera et d'autres établissements artistiques de premier plan dans le monde entier) était très en avance sur son temps. Cependant, malgré tous les efforts déployés par les deux dirigeants, l’idée ne reçut pas beaucoup d'appuis dans les diverses régions du pays. Souffrant d'un manque chronique de fonds, le CNA était sur le point d'arrêter ses activités. D’importantes personnalités artistiques telles que le directeur du Théâtre anglais John Wood et le comédien et metteur en scène de réputation internationale Robert Lepage, que DesRochers avait engagé comme directeur du Théâtre français, quittèrent le Centre où ils se sentaient incapables de donner libre cours à leurs ambitions théâtrales. Il était question de privatiser le Centre, une idée impossible à mettre en œuvre, étant donné qu'aucune entreprise privée n'aurait accepté la responsabilité d'un mandat national aussi vaste que celui du CNA.
Pendant les années 1990, tandis qu'Ottawa poursuivait sa lutte au déficit, le CNA accueillit un nouveau dirigeant en la personne de Joan Pennefather, ancienne directrice de l'Office national du film, qui ne resta en poste qu'à peine une année. Enfin, le CNA engagea John Cripton, un véritable imprésario du secteur privé qui avait organisé avec succès pendant de nombreuses années des tournées de compagnies internationales soviétiques en Amérique du Nord. Ironiquement, il se trouvait donc désormais à la tête d’un établissement éminemment public. Cripton fut le premier à prendre véritablement conscience que le gouvernement ne pouvait plus être l'unique source de financement de ce grand organisme culturel national. Tout en tentant d'insuffler une énergie nouvelle aux équipes artistiques démoralisées du Centre qui, soir après soir, continuaient de présenter des spectacles sur les scènes du CNA en dépit d'énormes difficultés, il fut aussi à l'origine des premières initiatives organisées de financement privé du Centre.
Galvanisés par son enthousiasme, les clients recommencèrent à fréquenter le Centre, assistant au premier grand gala-bénéfice mettant en vedette l'Orchestre du CNA, qui offrait gracieusement ses services, et la grande soprano américaine Jessye Norman. Cripton engagea également le brillant violoniste Pinchas Zukerman comme nouveau directeur musical du CNA. Son statut de vedette et son talent apportaient au Centre un nouvel éclat. Par ailleurs, un don extraordinaire d'un million de dollars consenti par le Russe Alexeï Yachine, joueur de hockey de la LNH et membre de l'équipe des Sénateurs d'Ottawa, fut malheureusement mal géré, ne se concrétisa jamais et s'avéra fatal à Cripton. Au cours d'un conflit avec le conseil d'administration, ce dernier fut contraint de quitter le Centre, au grand désespoir du personnel et du public qui se réjouissaient de voir enfin s'améliorer le sort du CNA.
Le départ de Cripton fut perçu comme un revers, surtout par le personnel artistique, mais, contrairement aux attentes, cet événement occasionna en fait un renouveau extraordinaire pour le CNA. Le soin de nettoyer les dégâts résultant de « l'Affaire Yachine » fut confié à une directrice par intérim extrêmement compétente, Elaine Calder, spécialiste de l'administration des arts qui avait déjà travaillé pour la Compagnie d'opéra canadienne. Tandis qu'elle tentait par tous les moyens de limiter les dépenses, prenant toutes sortes de mesures pour réorganiser le Centre, le public commença à s'émouvoir de la situation peu enviable dans laquelle se trouvait le CNA. Le philanthrope torontois Grant Burton, entendant sur les ondes radiophoniques de CBC/Radio-Canada parler des déboires du Centre, prit immédiatement le téléphone pour offrir un don de 400 000 $ à condition que l'on puisse recueillir un montant identique auprès d'autres donateurs. Michael Potter, un autre donateur d'Ottawa fit une promesse de don identique et, en quelques jours était lancé le Fonds du défi du CNA. Au bout de plusieurs semaines, on avait amassé 2,1 millions de dollars dans les coffres du CNA grâce aux contributions du grand public, aussi bien à Ottawa que dans les provinces et les territoires. Parmi les donateurs se trouvaient une longue liste d'artistes canadiens de renom qui déclarèrent publiquement leur soutien au Centre national des Arts en affirmant son importance pour la vie des arts au Canada. Il semblait que, du jour au lendemain, la situation s'était retournée en faveur du CNA
Grâce à ce retournement aussi favorable qu’inattendu, le CNA était prêt désormais à accéder au monde moderne de la production et du financement des arts. En 1999, l'éminent administrateur des arts Peter Herrndorf fut choisi comme dirigeant, avec le nouveau titre de président et chef de la direction. Il possédait le leadership nécessaire pour faire entrer le CNA dans cette ère nouvelle. Travaillant en collaboration avec deux présidents du conseil d'administration aussi compétents l'un que l'autre, en l'occurrence M. David Leighton, puis Mme Julia Foster, et avec une équipe d'administrateurs renouvelée et dynamique, il a redonné au Centre national des Arts sa vocation première de servir l'intérêt national, tout en adoptant un nouveau modèle de financement. Aujourd'hui, près de 50 p. cent du budget du CNA provient de sources non-gouvernementales, dont une portion appréciable émane de donateurs du secteur privé. La Fondation du Centre national des Arts est l'organe qui a été créé dans le but précis de se charger des campagnes de financement.
La brillante équipe de direction artistique réunie par le Centre fournit l'élan de ce renouveau. Cette équipe comprend Pinchas Zukerman dont l'engagement à l'égard de la jeunesse et de l'éducation dans le secteur de la musique a donné naissance à toute une gamme de programmes éducatifs régionaux, ainsi qu'à l'Institut estival de musique qui attire chaque année une centaine de jeunes musiciens du monde entier, programmes qui constituent le noyau initial du rôle à long terme que le Centre national des Arts se propose de jouer en matière d'éducation artistique. Du côté de la Danse, la productrice Cathy Levy invite les danseurs les plus en vue du Canada et du monde entier à venir se produire à Ottawa, ville qui est perçue désormais comme la vitrine par excellence de la danse en Amérique du Nord. Les directeurs artistiques qui se sont succédé au Théâtre français – Denis Marleau, Wajdi Mouawad et Brigitte Haentjens – ont tissé des liens dans le monde entier afin de pouvoir présenter des activités artistiques canadiennes dans toute la Francophonie. Au Théâtre anglais, le CNA peut se vanter d'avoir, en la personne de Peter Hinton, un des plus grands metteurs en scène de langue anglaise de notre époque. Hinton a aussi remis sur pied la Compagnie de théâtre anglais du CNA, troupe très appréciée qui réunit désormais chaque saison au CNA une vingtaine de comédiens de toutes les régions du pays pour prendre part à plusieurs productions. Mais surtout, le CNA a clairement défini le rôle national qu’il souhaite exercer dans les arts de la scène au Canada, grâce à des partenariats et des collaborations avec des artistes et des compagnies de toutes les régions du pays, afin de présenter tous les deux ans dans la capitale du Canada ce que chaque région a de mieux à offrir, au cours des festivals Scènes. Dans un monde qui se laisse étourdir par les innovations électroniques en tous genres, les créations artistiques que nous propose le CNA nous montrent que rien ne peut remplacer une véritable prestation sur scène.
Sarah Jennings
Auteure, Art and Politics – The History of the National Arts Centre